Chers parents, Comme beaucoup d’entre vous, sans doute, j’ai laissé la bibliothèque de mes enfants se remplir de livres que je n’ai pas vraiment choisis : des ânes qui parlent, des ours qui vont à l’école, des lapins qui font des cauchemars, des ogres qui dansent, des fées qui chantent, des loups « gentils » et des moutons « méchants »… Les librairies sont remplies de ces livres, mais je suis aujourd’hui persuadé qu’ils sont au mieux inutiles, au pire dangereux pour les enfants de moins de six ans. Je ne me suis pas posé de questions au début : il me semblait évident que mes enfants aimaient les contes de fée, qu’ils en avaient besoin pour nourrir leur imaginaire ; peut-être même qu’il n’existait pas d’autre moyen pour leur faire comprendre et ressentir certaines choses que de les faire s’identifier à des animaux ? Et puis le monde adulte est tellement prosaïque, tellement triste avec ses obligations, ses contraintes, la fatigue : tant qu’ils en ont la chance, laissons les enfants rêver à un monde idéal où les fées réalisent les vœux, et où les tristes lois de la réalité ne contraignent pas les tigres à être jaunes, et les loups à être gris ! Mais je me trompais : ce ne sont pas mes enfants qui aiment les contes de fée, c’est moi ! J’aime les contes de fée parce que j’ai la nostalgie de ma propre enfance ! Et j’impose aujourd’hui à mes enfants de se fabriquer les mêmes souvenirs que moi. Les enfants ont plus d’imagination que nous Je m’explique : les enfants sont naturellement imaginatifs. Comme ils ignorent les lois qui régissent le monde, ils en imaginent d’autres qui leur permettent de s’envoler en un battement d’aile, de devenir virtuose en tapant de toutes leurs forces sur un piano ou d’être un lion en marchant à quatre pattes. Et comme, entre 3 et 6 ans, nous ne pouvons pas leur enseigner toutes ces lois, c’est leur environnement qui leur sert de professeur – de façon très efficace : un bol se casse s’il tombe ; le bain déborde si on ne ferme pas le robinet. Les enfants intuitivement sentent que la réalité leur est profitable, c’est pourquoi ils se montrent naturellement avides d’apprendre : ils veulent passer le balai et l’éponge, couper le pain tout seul, aider à cuisiner – bien sûr maladroitement. Si vous adaptez l’environnement à votre enfant, avec des ustensiles à sa taille par exemple, et si vous lui proposez des activités manuelles, vous nourrirez plus sûrement son intelligence qu’avec des livres de contes. Les contes sont donc au mieux inutiles. Raconter un conte de fée à un enfant de 3 ans, c’est comme peindre une plante avec de la peinture verte au lieu de l’arroser. C’est ce que dit Maria Montessori Montessori avait observé que, lorsqu’on leur lisait un conte, les enfants « s’en allaient petit à petit, surtout les plus jeunes. Les enfants plus âgés restaient par politesse espérant que la maîtresse aurait bientôt fini avec l’histoire. Dans l’esprit de l’enfant il n’y a pas d’intérêt spécifique pour ces contes. Ils écoutent, au moins les plus âgés, mais ils portent en eux des impulsions plus importantes et plus naturelles. Quand ils sont libres de choisir, ils choisissent quelque chose de plus signifiant pour leur développement.[1] » Mais il existe bien une raison qui explique l’attachement de la tradition aux contes de fées. Laquelle ? Les contes ont une grande utilité cognitive, non pas par leur contenu fantastique mais pour leur structure littéraire. En effet, dans les contes, les personnages sont à peine décrits, les lieux à peine définis, les actions sont racontées de manière simple et sans luxe de détails. Cette structure permet aux enfants de faire travailler non pas leur imaginaire, mais leur imagination. « Les histoires peuvent être un travail qui aide au développement de  la faculté d’imagination. » Qu’est-ce que l’imagination ? L’imagination est une faculté de l’intelligence : celle de se représenter intérieurement des choses absentes. Or, pour se représenter les choses absentes, les enfants ont besoin d’abord de les lier à ce qu’ils connaissent. Par exemple, si vous racontez l’histoire d’un petit garçon sans le décrire, votre enfant va faire travailler son imagination : est-ce que ce petit garçon est brun, grand, est-ce que son visage est rond, est-ce qu’il a des tâches de rousseur ?  Est-ce qu’il a plutôt 4 ou 6 ans ? Il va le lier intérieurement à tous les petits garçons qu’il connaît déjà. Ce travail de l’imagination est extrêmement important pour les enfants, car il correspond en fait à la construction de l’intelligence elle-même, c’est-à-dire la faculté de faire des liens entre les notions générales et les impressions particulières. Maria Montessori a donc eu l’idée de raconter des histoires vraies à la manière des contes. « Nous pouvons raconter des histoires qui sont structurées comme des contes et qui, par ce chemin, communiquent la connaissance. » Ma bibliothèque Montessori C’est ce qu’Alicia Fleury et Iseult Abelians ont fait dans la collection que nous venons de publier : « Ma bibliothèque Montessori ». Des histoires courtes, dans un  environnement restreint, avec peu de détails et de descriptions. Comme dans un conte, chaque héros est confronté à une difficulté, qu’il va devoir surmonter grâce à ses efforts. Encouragé par le regard bienveillant de son entourage, il va avoir accès à ce qui est vraiment merveilleux aux yeux des enfants : le réel. Faire une tarte Tatin, nouer ses lacets, apprendre à lire, créer des couleurs, explorer une grotte… voici les précieux instants de la vraie vie qui sont racontés dans ces petits albums. Les illustrations d’Alice Gravier, réalistes et douces, ne représentent que les éléments nécessaires à l’action, afin de laisser les enfants imaginer le reste. Destinés à être lus à de jeunes enfants non lecteurs, ils feront travailler leur imagination et leur permettront de se représenter eux-mêmes comme les héros de leur vie quotidienne. Et après 6 ans ? Surtout, pas de malentendu. Tous les contes ne sont pas à jeter, bien au contraire, ni les mythes, (ni d’ailleurs les grands écrivains fantaisistes que sont Lewis Caroll, Roald Dahl, Kipling ou Marcel Aymé). Mais il faut les lire à des enfants de 6 ou 7 ans, âge auquel ils ont acquis une intelligence corporelle et sensorielle suffisante pour avoir une idée précise de la distinction entre le réel et l’imaginaire. Alors bien sûr, la mythologie, les fables, les contes, les grands romans de la littérature jeunesse prennent tout leur sens – en particulier celui d’illustrer les grands dilemmes moraux qui préoccupent les enfants de cet âge. Les contes sont inutiles et dangereux (avant 6 ans) Tout à l’heure j’ai écrit que les contes étaient dangereux pour les jeunes enfants. Cela peut paraître exagéré alors je vais expliquer pourquoi. Certains enfants ont un fantasme de toute-puissance qui peut se traduire de différentes façons : un attachement excessif à la mère, un comportement hyperactif, une insolence systématique, un mépris pour l’effort, et même un dégoût de la nourriture. Tous ces défauts enfantins s’appuient sur la même idée : ces enfants sont désincarnés, perdus dans leur imaginaire, et n’ont pas l’expérience salutaire ni de la réalité sensorielle ni de l’activité autonome. Or les contes de fée peuvent les maintenir de manière artificielle dans cette perception fausse de leur être, alors qu’ils auraient besoin d’éprouver la patience, l’effort, la répétition, l’échec, la persévérance, etc pour retrouver prise avec la réalité. Les contes peuvent les maintenir dans l’idée que la magie gouverne le monde et que les meilleurs résultats sont obtenus sans effort en contrepartie, et donc les faire demeurer malgré eux dans la petite enfance : pas besoin d’ailes pour voler, de racines pour croître ni de légumes pour grandir ! Je sais en écrivant cela que beaucoup d’entre vous ne seront pas d’accord, et je vous encourage à m’écrire pour me faire part de votre témoignage, à l’adresse jean.nemo@lalibrairiedesecoles.com En tout cas, de mon côté, je vide les bibliothèques de mes enfants. Je remplacerai les livres régulièrement, mais j’éviterai de les surcharger inutilement, car je sais désormais – et pourtant je suis éditeur ! – que tous les livres ne sont pas bons. Bien à vous, Jean Nemo

[1] Pour cette citation et les suivantes : Spannungsfeld Kind-Gesellschaft-Welt (L’enfant conflictuel – la société – le monde), Maria Montessori, Ed. Harder (ouvrage non traduit en français)